samedi 27 décembre 2014

Communication et manipulation

La relation interpersonnelle
                            
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1- Introduction
 
Si la communication est l'action d'établir une relation avec les autres, de leur transmettre un message, le rapport de confiance n'en est pourtant pas simple à établir et elle peut aussi devenir pour certains un moyen détourné, pervers, pour atteindre des objectifs personnels. Elle est ainsi détournée de sa fonction initiale. [1] 

La psychologie a depuis longtemps investi ce champ d'investigation et des praticiens comme "Roger Mucchielli", son fils "Alex Mucchielli" ou le fondateur de l’analyse transactionnelle "Éric Berne". [2] ont eu un apport particulièrement important sur cette question centrale des modes de communication interpersonnelle.

Pour obtenir des autres ce qu'il en attend, autrement pour imposer ses propres objectifs, ses propres conceptions, il faut, au-delà de la volonté d'influencer un locuteur ou un groupe, manipuler c'est-à-dire détourner le flux relationnel de ses fonctions fondamentales d'information et d'échanges, déséquilibrer la relation à son profit sans que les autres s'en aperçoivent. Pour désamorcer le phénomène, il faudrait que les autres personnes concernées prennent conscience de ce que l'on fait vraiment quand on communique et parviennent à repérer ses intentions, les méthodes qu'il utilise.[3] 

Démonter ces mécanismes devient une condition essentielle pour rétablir l'équilibre, expliciter les ressorts qui l'animent et mettent en lumière les mécanismes d'une communication biaisée.
2- De la communication à la manipulation
 
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Le pouvoir selon Henry Mintzberg . . . . . . Maîtrise et savoir-faire
 
Pour aborder l’analyse de cette problématique, il faut d’abord lever toute ambiguïté sur les liens entre ces deux concepts. Certains auteurs partent du principe que la manipulation est intrinsèque à toute situation relationnelle, qu’elle en constitue l’une des composantes essentielles. [4]Tout canal de communication serait ainsi perturbé, brouillé dans son fonctionnement même, par des a priori inhérents aux présupposés du processus relationnel. [5]


La relation dépendrait ainsi du jugement porté sur ces présupposés qui font que toute communication est manipulatoire. Ce postulat suppose a fortiori que la communication est conçue comme un rapport de force et que la relation initiée sert en fait -et simplement- à élaborer un discours stratégique, support d’objectifs inavoués, –et inavouables- ce qu’on traduit par "posséder une force de persuasion" capable d’imposer son point de vue, de prendre l’ascendant sur autrui et même de lui faire désirer ce qu’il refusait ou avaliser ce qui ne lui convenait pas ou le laissait indifférent. Et ceci, sans connaître ne l’état d’esprit ni les relations préalables entre les parties, sans que l’on sache si chacun parvient à préserver sa liberté, dans son jugement et son libre-arbitre.


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                          Types de relations déséquilibrées et de manipulation verbale

 
Ainsi dans cette conception, la morale est sauve, la manipulation étant consubstantielle la nature humaine et même parfois une bonne chose pour la qualité des interactions. Elle conduit nécessairement à un amalgame réducteur entre communication et manipulation, comme si cette dernière occupait –et occultait aussi- le champ de la dialectique.[6]
- Si la communication se réduit globalement à un combat manipulatoire qui puisse évoluer vers des échanges plus équilibrés entre des personnes libres. En ce sens, toutes les tentatives les plus récentes pour aller dans ce sens et revaloriser une communication trop souvent ravalée à une simple technique par les systèmes de propagande et de publicité, à travers l’étude des processus des dynamiques de groupes [7] et d’analyse transactionnelle.[8]
 
- Il existe des niveaux de manipulation selon les acteurs et les enjeux, et surtout une différence de nature entre utiliser arguties, demi vérités ou mensonges pour persuader autrui, l’amener à penser comme soi, et les méthodes collectives de lavage de cerveaux comme ont pu en concocter les services psychologiques des armées au Vietnam et ailleurs, [9] ou les méthodes psychologiques d’isolement, de repli sur soi utilisés par les gourous et autres mages dominants des sectes.
 
La relation psychologique qui apparaît comme une victoire pour le manipulateur, à court terme, s’analyse pour lui comme une défaite, dans le sens de déficit relationnel, un expédient cachant son incapacité à mettre en œuvre des moyens moins agressifs, plus respectueux des besoins d’autrui. Il n’existe donc véritablement par de "bonne" ou de "mauvaise" manipulation mais des formes plus ou moins nocives, à la portée plus ou moins forte selon leur degré d’emprise sur les individus.
 
- Elle peut aussi être ambivalente et à double tranchant, selon les réactions des individus aux tentatives de manipulation dont ils sont l’objet. L’individu qui vit mal ce type de relations, plus ou moins fragile à un moment de sa vie et fragilisé par la manipulation dont il est l’objet, peut réagir par le retrait, le repli sur lui-même ou une réaction agressive, qu’il s’en prenne à son agresseur ou à lui-même. Il peut aussi, s’il est psychologiquement assez fort pour faire face à l’autre, contre attaquer et "manipuler le manipulateur".


Témoin cet exemple vécu d’un collègue qui pratiquait l’intoxication, sans doute pour combler un complexe d’infériorité –mais peu importent ici les raisons- et qui est tombé sur deux autres collègues très amis qui partageaient leurs informations et se sont vite aperçus qu’ils étaient victimes de manœuvres pernicieuses qui compliquaient les relations dans le service. Ils ont à leur tour utilisé le même genre de méthode (faite de rumeurs et d’informations déformées) couronnées par une cinglante gifle qu’il reçut d’une collègue en pleine réunion de travail. Contre-attaque qu’on appelle "la technique de l’arroseur arrosé".

3- Modèles de communication
 
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            Symbole de bonnes relations                                La roue de la manipulation 

 
Trois modèles ont en particulier tenté de théoriser la communication et son processus.[10]
- Le modèle de Shannon et Weaver, le plus simple, où « Un émetteur, grâce à un codage, envoie un message à un récepteur qui effectue le décodage dans un contexte perturbé de bruit. »
- Le modèle de Harold Dwight Lasswell [11]
Il repose sur la réponse à 5 questions fondamentales : qui dit Quoi, à Qui, par Quel canal et avec quel effet ? [12]
- Le modèle de Roman Jakobson
Il repose sur une approche linguistique de la communication et s'appuie sur le modèle de Wilbur Schramm, pour en donner une vision globale.

 
Le modèle de départ Même si ce modèle paraît induit, "naturel" en quelque sorte, il n'en existe pas moins comme une espèce de contrat implicite, contrat d'adhésion entre des locuteurs, que l'on soit dans une relation duelle ou multiple. Deux conditions essentielles déterminent le type de relations qui s'établira tout au long des interactions.
 
Condition 1 : les objectifs Le degré de liberté de chacun est d'abord conditionné par les objectifs plus ou moins précis -et plus ou moins secrets- qu'il s'est assigné. Plus le but recherche est sérié, défini a priori et plus il sera difficile de trouver un terrain d'entente et de rapprocher les points de vue. Il faut d'abord étudier ce qui nous unit et ce qui nous sépare, sans a priori et avec le plus d'objectivité possible -d'où l'intérêt d'un travail collectif- pour savoir quelles sont les forces respectives, les points d'achoppement et les moyens de trouver des terrains d'entente qui soient autre chose que des demi mesures et des consensus qui ne satisfont personne.
 
Condition 2 : l'équilibre De même en matière de statut des participants, plus l'écart sera important entre eux et plus il sera compliqué de trouver un bon équilibre, un bonne entente et d'aboutir à une solution satisfaisante pour tous. La discussion ou qui plus est la négociation entre un salarié et un cadre est entachée de rapports hiérarchies incompatible avec la liberté de chacun. Il en est par exemple de la tendance actuelle à développer la définition des objectifs d'un salarié avec son cadre direct, ce qui est un non-sens et ne respecte en aucune façon la condition d'équilibre.


Nous sommes dans le cas de "négociation forcée" où l'un des interlocuteurs n'a pas le choix de discuter ou non, de rompre la discussion, de refuser des normes définies au départ -"non négociables" dit-on- comme de faire mieux que l'année précédente ou d'accepter les critères de notation de sa direction. 

Il sera donc obligé de "biaiser" -s'il peut- de sortir des normes et des conditions imposées en augmentant son degré d'autonomie. Il pourra par exemple découper les normes quantitatives pour parvenir aux résultats imposés, recourir à une inflation de données ou à cacher des doublons sous des appellations différentes pour "gonfler" les chiffres. En tout état de cause, la relation de confiance est rompue et une autre relation s'engage alors dont on peut au moins dire qu'elle représente une perte de substance pour l'entreprise, une perte de temps pour les personnes qui passent une partie de leur temps à se combattre, à allumer des "coupe-feux" et des contre-attaques au lieu d'utiliser leur temps et leurs facultés à des taches constructives, gratifiantes pour les personnes et la collectivité.[13]
 
En ce sens, on peut dire qu'il s'agit là, même si les parties en présence n'en ont pas conscience, d'une relation perdant-perdant.


4- La relation d’emprise
 
Dans son roman, "Le cœur à bout d souffle," le prix Nobel de littérature Saül Bellow met en scène deux personnages, l’oncle Ben Crader et son neveu Kenneth Trachenberg qui ont beaucoup d’affinités et ne peuvent se passer l’un de l’autre. [14] Et même plus puisque Kenneth avoue « en un sens, il était devenu mon père. » La relation de l’oncle avec la belle Matilda Layamon déclenche une crise profonde entre les deux hommes qui ont une "explication". Les questions insidieuses de Kenneth obligent Ben à se mettre à sa merci, puisant sa gratification, « la satisfaction d’être en quelque sorte dépossédé de son propre désir. » [15] C’est une tactique insidieuse du confident pour exercer une pression sur l’oncle qui en attend aide et absolution.


Kenneth s’approprie aussi l’histoire de Ben et la décline à son gré, selon ses objectifs. Ainsi, à volonté, il l’incite à parler ou lui coupe la parole, résume plus ou moins fidèlement ses propos, interprétant souverainement par exemple la relation de Ben avec Della Bedell comme un mauvais vaudeville. Il reconstitue la confession, ce qu’est censé avoir dit Ben, pour en donner sa propre interprétation et quand ce dernier s’en plaint, Kenneth lui rétorque « il n’y a pas un seul mot dans ce que je dis qui ne vienne pas de vous. » Jouer sur la sémantique, garder la forme pour en modifier la signification et l’intégrer à son propre discours, dépossède Ben de son histoire intime et de ses sentiments.
 
Une autre tactique intertextuelle est le recours à la parodie, quand Ben prend cette citation : « On croirait Psyché enlaçant Eros dans la nuit noire. » [16] pour rendre la beauté de Matilda, Kenneth répond avec ironie : « La Psyché de Poe était faite de marbre. La dame de Poe n’était pas là pour être enlacée mais contemplée. » L’emprise de Kenneth sur son oncle a aussi pour contrepartie de satisfaire son besoin de dévoiler ses plus profondes émotions et ses fantasmes. C’est donc en définitive des interactions à somme nulle qui caractérisent leur relation.
 

Références bibliographiques

  • Philippe Breton, "La parole manipulée", 1998, isbn 2707144193, réédition 2004, 220 pages
  • Philippe Breton, "Convaincre sans manipuler - Apprendre à argumenter", éditions La Découverte, 2008
  • La manipulation mentale
  • Jean-Léon Beauvais et Robert-Vincent Joule, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, 286 pages, 2004, Isbn 2706110449
  • Isabelle Levert, Les violences sournoises dans le couple, édition Robert Laffont, 334 pages, avril 2011, Isbn 2221124766
  • Christel Petitcollin, Échapper aux manipulateurs : Les solutions existent!, éditeur Guy Tredaniel, 217 pages, septembre 2007, Isbn 2844458467
  • Dominique Chalvin, Du bon usage de la manipulation : les ressorts cachés de la communication d'influence, ESF éditeur, 2006 (4e éd.), Isbn 2710117657
  • Philippe Ricalens, La manipulation à la française, Economica, 2003, 202 pages, Isbn 2717845860
  • Bernard Salengro, Le management par la manipulation mentale, L'Harmattan, Paris, 2006, 237 pages, Isbn 2-296-01538-7
  • Roger Mucchielli, La subversion, ESF, réédition 1976, Isbn 978-2-90039502-8
Voir aussi mes articles internet :
- Dynamique des relations interpersonnelles
- La dynamique des groupes, Opinions et changement d'opinion
- La théorie de singes et Faites vous-même votre malheur
- Eric Berne Pouvoir et manipulation

Références complémentaires

  • Levi Primo, "Si c’est un homme", Paris, Ed Paris Pocket, 1947
  • Dorey Roger, La relation d’emprise, Nouvelle revue de psychanalyse, 1981
  • Bruckner Pascal, Misère de la prospérité, Paris, Grasset, 2002
  • Mercurio Antonio, Le mythe d’Ulysse et de la Beauté seconde, Rome, Sophia-University of Rome, 2005  

Notes et références

  1. ↑ Voir l'approche de la communication interpersonnelle chez Paul Watzlawick, "An Anthology of Human Communication", Text and Tape, 1964, Science and Behavior Book, préfacée par Gregory Bateson
  2. ↑ Sur les principes de la communication, voir son ouvrage de base "Que dites-vous après avoir dit bonjour ?", éditions Tchou, 1977
  3. ↑ Voir entre autres l'exemple Se défendre au quotidien
  4. ↑ Voir par exemple "La manipulation dans la communication", Philippe Breton, éditions La Découverte, 1996
  5. ↑ Sur les fondements de ces mécanismes, voir l’ouvrage de Roger Mucchielli "Communication et réseaux de communication" aux éditions ESF
  6. ↑ "L'espace de l'argumentation, notion qui renvoie ici à un monde dans lequel quand il s'agit de défendre une opinion, la raison l'emporte", repris par Denis Benoit dans 'Communication et Organisation et Communication et manipulation', 1998, pages 224-244
  7. ↑ Voir la présentation de Kurt Lewin par Pierre Kaufmann : Kurt Lewin. Une théorie du champ dans les sciences de l’homme, Paris, Vrin, 1968.
  8. ↑ Voir Eric Berne, "Analyse transactionnelle et psychothérapie", éditions Payot, avril 2001
  9. ↑ La désinformation arme de guerre, textes de base présentés par Vladimir Volkoff, éditions L'Age d'Homme, collection Mobiles politiques, nov. 2004, 279 pages
  10. ↑ Pour une vue plus globale sur les modèles de communication, en particulier ceux de "Newcomb", de "Gerbner" ou de "Riley", voir Les modèles de communication
  11. ↑ Pour plus d'informations, voir Paradigme des 5Q
  12. ↑ Ce qu'il appelle ses 5W :Who say, What to Whom, in Which channel, with What effect ?
  13. ↑ Sept réactions principales sont alors possibles : la fuite ou le refoulement, l’agression ou l’utilisation du pouvoir, la soumission, l’arrondissement des angles, la manipulation, le marchandage et la négociation / la coopération (voir les techniques de résolution de problèmes)
  14. ↑ Pour une analyse plus complète, voir la biographie de Saül Bellow par Claude Lévy aux éditions Belin
  15. ↑ Roger Dorey, "La relation d’emprise", Nouvelle revue psychanalytique, n°24/1981
  16. Edgar Allan Poe "Psyché", page 166
* Synthèse sur le site Psychosociologie-Pédagogie : Relations humaines 
<< Christian Broussas - Com/Manip - Feyzin le 13/01/2013/ - © • cjb • © >> 

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